Saturday, 25 February 2017

Pourquoi c'est Poutine qui dérouille


Pour les futurs journalistes, historiens, ou citoyens politiquement engagés, il est dans leur intérêt de compulser au hasard les écrits d’I. F. Stone, le journaliste indépendant intrépide du temps de la Guerre Froide qui est devenu, à mon avis, le premier bloggeur, même s’il n’a malheureusement jamais vu l’arrivée de l’internet. Frustré par les médias et leur propagande pro-gouvernementale, puis mis à l’index par ces mêmes médias pour ses objections au discours antirusse, Stone a lancé sa lettre d’information bimensuelle soutenue uniquement par les abonnés, et passé 18 ans à démonter sans relâche la propagande vomie par le gouvernement US et ses séides dans les médias.
Le plus frappant dans ses lettres est de voir à quel point peu a changé quant à la propagande gouvernementale et le militarisme, ainsi que le rôle des médias dans le soutien des deux. À lire ces reportages on a l’impression que la politique américaine se sert depuis toujours des mêmes tactiques, débats, et conflits.

Nombre des écrits de Stone, en particulier à travers les années 1950 et 1960, se focalisent sur les techniques destinées à maintenir les Américains dans un état de peur vis-à-vis du Kremlin :

Si les communistes sont une espèce d’êtres surnaturels menés par un génie diabolique depuis le lointain Kremlin, engagés dans une conjuration sataniste visant à prendre le pouvoir dans le monde et mettre en esclavage toute l’humanité – et ceci est la thèse avancée à n’en plus finir tant par les libéraux américains que par les conservateurs, répétée nuit et jour par chaque station de radio et chaque journal – la thèse qu’aucun Américain n’ose plus défier sans devenir lui-même suspect – alors comment combattre McCarthy [instigateur de la ‘chasse aux sorcières’ anti-communiste] ?
Si l’esprit du public est conditionné à la guerre, si on le prépare à l’idée de la mort de millions d’êtres humains, peu d’entre eux atteints par ce virus idéologique, tous nous suppliant de les libérer, comment peut-on défendre que cela à de l’importance si quelques individus possiblement innocents perdent leur boulot et leur réputation à cause de McCarthy ?

Deux points sont saillants ici : 1) la clé pour maintenir la peur des adversaires étrangers est de les décrire comme tout puissants et omniprésents ; 2) une fois cette image implantée, rares sont ceux qui iront à l’encontre de la propagande officielle de peur d’être accusés de trahison.

…Quand des photos ont été publiées montrant les autorités transportant le terroriste supposé José Padilla à son procès, on le voyait porter de grosses lunettes noires et des écouteurs. Un observateur justifia cet accoutrement en expliquant qu’il était destiné à éviter que le suspect ne communique en morse en clignant des yeux pour activer des attaques terroristes. Quand on demanda pourquoi des suspects, lors de vols intercontinentaux, étaient ligotés et bâillonnés, un militaire expliqua que « ces gens peuvent mâcher des câbles hydrauliques et faire s’écraser un avion C-17. »

…Peu de super-vilains étrangers se sont vus affectés de tels pouvoirs d’omnipotence et d’omniprésence comme Vladimir Poutine – du moins pas depuis que les Démocrates ont réalisé son utilité en tant que croque-mitaine politique.



…Poutine, tout comme Al Qaeda et les communistes soviétiques avant lui, est partout. La Russie se pointe derrière chaque acte maléfique, et surtout – bien évidemment – la défaite d’Hillary Clinton. Et quiconque met en doute ce discours est forcément un traître, probablement à la solde de Poutine.

…Je veux attirer votre attention sur un excellent article dans le Guardian écrit par le journaliste américain né en Russie Keith Gessen, dans lequel il analyse – et démonte – cliniquement toutes les déclarations hystériques, ignorantes des faits, vouées à fomenter la peur, et biaisées qui font désormais partie du discours américain quant à la Russie, Poutine, et le Kremlin.

…Si Donald Trump est démis et jeté en prison pour avoir comploté avec une puissance étrangère dans le but de saper la démocratie US, je ferai la fête comme beaucoup d’Américains. Mais sur le long terme, la carte russe n’est pas seulement un échec de la politique, c’est le signe d’une banqueroute intellectuelle et morale. C’est une tentative de blâmer les problèmes profonds et prégnants de notre pays sur une puissance étrangère. Comme certains commentateurs l’ont montré, c’est une tactique venant tout droit du manuel de Vladimir Poutine lui-même.

Comme l’a expliqué Adam Johnson dans le LA Times la semaine dernière, l’effort constant visant à attribuer la politique de Trump à celle d’un pays étranger cherche à éviter la réalité selon laquelle la politique et la culture US sont ce qui a permis son avènement pour commencer. Et rien ne contribue plus à nourrir cet échec que d’attribuer le comportement de Trump à de soi-disant manipulations en sous-main du Kremlin.

 Le jeu joué par les Démocrates et leurs alliés n’est pas seulement de mauvais goût, il est dangereux. Aux USA, le milieu politique, les médias, l’armée, et les renseignements, sont encore pleins de gens qui recherchent une confrontation avec la Russie, y compris des militaires haut placés nommés par Trump à des postes d’importance.

Comme Stone l’a observé dans les années 1950, l’agression et l’entretien de la peur vis-à-vis du Kremlin d’un côté, et la dénonciation des critiques domestiques comme déloyales d’un autre, sont inextricablement liées. Quand l’une prend racine, il est très difficile de stopper l’autre. Et on ne peut propager le discours de diabolisation d’une puissance étrangère que jusqu’à un certain point, avant de déclencher, volontairement ou pas, une confrontation extrêmement dangereuse entre les deux pays.

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