Pour les futurs
journalistes, historiens, ou citoyens politiquement engagés, il est dans leur
intérêt de compulser au hasard les écrits d’I. F. Stone, le journaliste
indépendant intrépide du temps de la Guerre Froide qui est devenu, à mon avis,
le premier bloggeur, même s’il n’a malheureusement jamais vu l’arrivée de
l’internet. Frustré par les médias et leur propagande pro-gouvernementale, puis
mis à l’index par ces mêmes médias pour ses objections au discours antirusse,
Stone a lancé sa lettre d’information bimensuelle soutenue uniquement par les
abonnés, et passé 18 ans à démonter sans relâche la propagande vomie par le
gouvernement US et ses séides dans les médias.
Le plus frappant
dans ses lettres est de voir à quel point peu a changé quant à la propagande
gouvernementale et le militarisme, ainsi que le rôle des médias dans le soutien
des deux. À lire ces reportages on a l’impression que la politique américaine
se sert depuis toujours des mêmes tactiques, débats, et conflits.
Nombre des écrits
de Stone, en particulier à travers les années 1950 et 1960, se focalisent sur
les techniques destinées à maintenir les Américains dans un état de peur
vis-à-vis du Kremlin :
Si les communistes sont une
espèce d’êtres surnaturels menés par un génie diabolique depuis le lointain
Kremlin, engagés dans une conjuration sataniste visant à prendre le pouvoir
dans le monde et mettre en esclavage toute l’humanité – et ceci est la thèse
avancée à n’en plus finir tant par les libéraux américains que par les
conservateurs, répétée nuit et jour par chaque station de radio et chaque
journal – la thèse qu’aucun Américain n’ose plus défier sans devenir lui-même
suspect – alors comment combattre McCarthy [instigateur de la ‘chasse aux
sorcières’ anti-communiste] ?
Si l’esprit du public est
conditionné à la guerre, si on le prépare à l’idée de la mort de millions
d’êtres humains, peu d’entre eux atteints par ce virus idéologique, tous nous
suppliant de les libérer, comment peut-on défendre que cela à de l’importance
si quelques individus possiblement innocents perdent leur boulot et leur
réputation à cause de McCarthy ?
Deux points sont
saillants ici : 1) la clé pour maintenir la peur des adversaires étrangers
est de les décrire comme tout puissants et omniprésents ; 2) une fois
cette image implantée, rares sont ceux qui iront à l’encontre de la propagande
officielle de peur d’être accusés de trahison.
…Quand des photos
ont été publiées montrant les autorités transportant le terroriste supposé José
Padilla à son procès, on le voyait porter de grosses lunettes noires et des
écouteurs. Un observateur justifia cet accoutrement en expliquant qu’il était
destiné à éviter que le suspect ne communique en morse en clignant des yeux
pour activer des attaques terroristes. Quand on demanda pourquoi des suspects,
lors de vols intercontinentaux, étaient ligotés et bâillonnés, un militaire
expliqua que « ces gens peuvent mâcher des câbles hydrauliques et faire
s’écraser un avion C-17. »
…Peu de
super-vilains étrangers se sont vus affectés de tels pouvoirs d’omnipotence et
d’omniprésence comme Vladimir Poutine – du moins pas depuis que les Démocrates
ont réalisé son utilité en tant que croque-mitaine politique.
…Poutine, tout
comme Al Qaeda et les communistes soviétiques avant lui, est partout. La Russie
se pointe derrière chaque acte maléfique, et surtout – bien évidemment – la
défaite d’Hillary Clinton. Et quiconque met en doute ce discours est forcément
un traître, probablement à la solde de Poutine.
…Je veux attirer
votre attention sur un excellent article dans le Guardian écrit par le journaliste américain né en Russie
Keith Gessen, dans lequel il analyse – et démonte – cliniquement toutes les
déclarations hystériques, ignorantes des faits, vouées à fomenter la peur, et
biaisées qui font désormais partie du discours américain quant à la Russie,
Poutine, et le Kremlin.
…Si Donald Trump est démis
et jeté en prison pour avoir comploté avec une puissance étrangère dans le but
de saper la démocratie US, je ferai la fête comme beaucoup d’Américains. Mais
sur le long terme, la carte russe n’est pas seulement un échec de la politique,
c’est le signe d’une banqueroute intellectuelle et morale. C’est une tentative
de blâmer les problèmes profonds et prégnants de notre pays sur une puissance
étrangère. Comme certains commentateurs l’ont montré, c’est une tactique venant
tout droit du manuel de Vladimir Poutine lui-même.
Comme l’a
expliqué Adam Johnson dans le LA Times la semaine dernière, l’effort constant
visant à attribuer la politique de Trump à celle d’un pays étranger cherche à éviter
la réalité selon laquelle la politique et la culture US sont ce qui a permis son
avènement pour commencer. Et rien ne contribue plus à nourrir cet échec que
d’attribuer le comportement de Trump à de soi-disant manipulations en sous-main
du Kremlin.
Le jeu joué par les Démocrates et leurs alliés
n’est pas seulement de mauvais goût, il est dangereux. Aux USA, le milieu
politique, les médias, l’armée, et les renseignements, sont encore pleins de
gens qui recherchent une confrontation avec la Russie, y compris des militaires
haut placés nommés par Trump à des postes d’importance.
Comme Stone l’a
observé dans les années 1950, l’agression et l’entretien de la peur vis-à-vis
du Kremlin d’un côté, et la dénonciation des critiques domestiques comme
déloyales d’un autre, sont inextricablement liées. Quand l’une prend racine, il
est très difficile de stopper l’autre. Et on ne peut propager le discours de
diabolisation d’une puissance étrangère que jusqu’à un certain point, avant de
déclencher, volontairement ou pas, une confrontation extrêmement dangereuse
entre les deux pays.
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