Friday, 7 October 2016

Tranche de vie à Joburg

Fragment d’un blog tenu par un Russe qui est allé en voyage d’affaire en Afrique du Sud. (21/08/14)

Mon pote et moi devions passer en gros 10h à Johannesburg [Joburg]. On avait demandé à Mikhaïl et il avait convaincu un taxi kamikaze de nous emmener faire un tour du centre-ville. Nous, 2 abrutis qu’on était, pensions qu’ils exagéraient avec le danger dans la ville juste pour nous faire peur. On pensait qu’on arriverait au centre, qu’on se baladerait dedans pour montrer que les Russes n’ont peur de rien.
Au final on n’a rien fait de tout ça, et de loin.
La raison ?
On a failli se chier dessus.

*****

La descente sur Joburg depuis le plateau donne l’impression que la ville est géniale. Belle, énorme, moderne. Qqs gratte-ciel par-ci par-là, qqs immeubles victoriens. Des pelouses vertes, le ciel bleu.
Mais en entrant dans la ville elle-même, le tableau a drastiquement changé.
Elle avait l’air complètement abandonnée. Il n’y avait pas d’électricité. Des monceaux d’ordures traînaient dans la rue. Des conduites d’égouts percées inondaient plusieurs endroits.
Le seul endroit dégagé était la route principale, les seules sources de lumière fonctionnelles les sémaphores.
Et je parle du centre-ville, le coin à peu près sûr de la ville.
Avant de monter dans la voiture, le conducteur a demandé à Mikhaïl de lire la liste des choses à faire et ne pas faire. Il semblait tendu, déglutissant fréquemment et jetant des regards suspicieux autour de lui. Il nous a dit :
« Si vous voulez survivre à ça, faites exactement ce que je dis. Après qu’on est entré en ville, PAS DE BRUITS FORTS, N’ATTIREZ L’ATTENTION DE PERSONNE ! AUCUN TÉLÉPHONE ET/OU APPAREIL PHOTO avec flash dans la voiture ! NE REGARDEZ PAS LES GOULES [les Noirs] DANS LES YEUX ! Et quoi qu’il arrive, N’OUVREZ PAS LES VITRES ! Parce qu’un lampadaire peut tomber, bloquer la route, et les goules nous assiègeront. Et rappelez-vous que j’ai des gosses, alors obéissez au moins à ces règles pour mon bien… »
On a passé deux heures à conduire dans le centre-ville.
C’était suffisamment silencieux dans le véhicule pour entendre les mouches voler.
Pour comprendre ce qui est arrivé à la ville, un petit retour historique est le bienvenu.

*****

Après la fin de l’apartheid, deux millions d’Africains ont inondé la ville, initiant l’ère de la Reconquista africaine. Ils n’étaient pas natifs d’ici, ils sont juste partis de leurs habitations dans le désert et ont débarqué n’importe où où la vie était meilleure. Mikhaïl, vivait à Joburg à l’époque et nous a raconté l’histoire suivante :
En plein milieu d’un jour ouvré, qqch s’est passé.
Les portes de l’immeuble se sont ouvertes et une foule désorganisée de plusieurs milliers de Noirs s’est précipitée, amenant leurs affaires avec eux dans d’énormes sacs. Ils nous ont demandé de ne pas prêter attention à eux et de continuer de travailler, alors même qu’ils se répandaient dans le bâtiment et occupaient chaque m2 disponible. Les fauteuils, les tabourets, les canapés, les toilettes et couloirs – ils étaient partout, discutant joyeusement et ne perdant pas de temps pour prendre toutes les petites choses clinquantes que les occupants originels de l’immeuble avaient sur eux.
Un brouhaha a suivi. Des poulets étaient égorgés dans les couloirs, les tables des salles de conférence étaient transformées en tables de cuisson, les toilettes étaient devenues des salles de bain.
La question polie « Que se passe-t-il ? » avait pour réponse « C’est notre maison désormais. »
La question suivante et moins polie « Comment ça, putain ?! » se voyait rétorquer « Ce sera meilleur pour tout le monde. »
Mikhaïl a appelé les flics.
Les flics ne sont pas venus.
Ils se sont excusés et ont expliqué que la même chose se déroulait partout en ville.
Puis, tous ceux qui pouvaient ont commencé à fuir la ville en silence, sont partis pour la banlieue et pour Le Cap, tout en érigeant des barrières pour bloquer les chemins – haies, fosses, clôtures électriques. Le dernier district de Joburg où vous pouvez encore rencontrer un Blanc aujourd’hui est la banlieue [de?] Pretoria.
Après un exode massif, les propriétaires de l’immeuble se sont demandé quoi faire.
Bingo ! Ils ont pensé que s’ils coupaient l’électricité, l’eau, et les évacuations, les goules repartiraient pour la savane.
Alors ils ont tout coupé.
Les goules n’ont même pas remarqué.
Bien sûr, dans la savane ils n’avaient rien de tout ce confort moderne.
« Où chient-ils dans ce cas ? » j’ai demandé à Mikhaïl.
Mikhaïl m’a dit que les proprios eux-mêmes étaient perplexes – et choqués quand ils ont découvert la réponse.
Après avoir envahi l’immeuble, aucune des goules n’a réussi à comprendre à quoi servaient les cages d’ascenseur. Une fois qu’ils ont eu arraché les portes, ils ont mis qqs jours à se creuser la tête et à cracher dans l’obscurité, jusqu’à ce que la lumière se fasse.
« Les blancs sont des génies de l’anticipation, » ont pensé les goules, et les cages sont devenues à la fois de toilettes et des dépotoirs depuis lors.
Selon Mikhaïl, il faut en gros 10 ans pour qu’une horde de goule moyenne pourrisse un immeuble de bureaux au point d’être absolument inhabitable. Après ça, comme à la bonne époque préhistorique, la horde migre vers de nouveaux pâturages, occupant un nouvel immeuble.

*****

On a conduit dans les rues de Joburg, collés aux vitres de la voiture, dévorant le paysage de nos yeux. Des maisons modernes à la mode avec les vitres barrées de planches défilaient devant nous. Quand on passait devant l’une des rares fenêtres ouvertes, on pouvait voir des feux à l’intérieur, des goules couchées ou marchant autour.
Selon Mikhaïl, un nouveau type de service informel est apparu à Joburg. Des groupes de durs à cuire proposent de reprendre des bâtiments aux goules. Voilà comment ça se passe : Rapidement, ils attrapent les goules qui dorment et commencent simplement à les jeter dehors, tout en essayant de ne pas réveiller tout le monde. Avant que la horde comprenne ce qui arrive et se mette à exprimer son mécontentement, les voyous soudent toutes les portes et fenêtres du premier étage et installent une clôture électrique. Après que l’immeuble a été nettoyé et réaménagé, ils en font un immeuble de bureaux à nouveau.
C’est ainsi que ce qu’il reste de la population blanche de Joburg vit et travaille. Le soir et la nuit ils se tiennent derrière des portes blindées et des gardes de sécurité. Le matin ils montent dans leurs voitures et vite, sans s’arrêter, vont de leur forteresse au boulot. Après une course rapide dans des rues +/- sures, ils plongent dans l’un des tranchées gardées qui mènent aux parkings souterrains. Et cela conclut leur arrivée au bureau.

Un autre truc marrant que j’ai remarqué : si deux immeubles « vivants » sont proches, ils sont souvent connectés par un passage aérien au 10ème ou 11ème étage. Du coup les mecs peuvent se rendre visite s’ils veulent. Le truc c’est de ne pas regarder en bas. En bas c’est le territoire des goules.

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